« Haïti fait partie de notre histoire, mais non de notre mémoire. Le faible connaît le fort, qui le méconnaît. Nous sommes partie prenante au légendaire haïtien, lequel n’a aucune place dans le nôtre. Les esclaves insurgés de 1791 ont pourtant donné son faire au dire de 1789. Combien de français savent que la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen fut initiée à Paris mais accomplie à Saint Domingue, où les droits de l’homme blanc devinrent, presqu’à notre insu, universels pour de bon ? 1789 appartient à l’histoire d’Haïti comme son indépendance de 1804 appartient à l’histoire de France –et du monde. (…) Haïti est à cet égard malade d’un trop de mémoire, et la France d’un pas assez. Au vrai, nous avons tous refoulé la geste de la première République Noire du monde (et du premier Etat indépendant d’Amérique Latine). Elle a infligé sa première défaite militaire à l’Empire naissant, avant Trafalgar, en défaisant, la fièvre jaune aidant, les 47 000 expéditionnaires commandés par le général Leclerc, beau-frère de Napoléon. L’esclave a humilié le maitre. Tout haïtien s’en souvient. Les Français tombent des nues : Napoléon l’esclavagiste terrassé par des nègres ? Pas entendu causer. (…) La quasi-disparition d’Haïti, souvent confondue avec Tahiti dans les conversations, et plus largement de l’esclavage dans notre roman national, ne procède pas d’une lacune ni d’un interdit, mais d’une rature au sens freudien. La face noire des Lumières (le siècle de tous le plus esclavagiste), ou l’envers du lustre européen –cales étouffantes, amputations, chicotte, tortures, fouets- n’est pas ce que nos compatriotes ont le plus envie de contempler de leur passé. (..) »…
Petit à petit, je continue à chercher à comprendre pourquoi Haïti ne sort pas de sa condition de « pays parmi les plus pauvres du monde » et ce qui le différencie tant de sa voisine dominicaine. Le texte ci-dessus est extrait d’un rapport français rédigé à l’occasion du bicentenaire de la république d’Haïti (1804/2004), et fait suite à la réclamation de quelques milliards de dollars par le président alors en place, Aristide (celui-là même que j’ai croisé au bar du coin à Hinche il y a quelques semaines, traité comme un vulgaire péquin par les serveurs). Aristide réclamait 21 685 135 571 USD. Et 48 cents. Très exactement. Pour restitution et réparation. Réparation de deux siècles d’esclavage, enfin classé « crime contre l’humanité ». Restitution de la dette qu’avait dû verser Haïti à la France après son indépendance. Ce chiffre pas vraiment rond représentait la valeur réactualisée, selon les conseils d’un cabinet d’affaires américain, des 90 millions de francs-or versés à la France par Haïti entre 1825 et 1885, en compensation des « pertes subies » par les colons, assassinés ou en fuite après l’indépendance et la fin de l’esclavage. Rembobinage… Le 1er janvier 1804, après deux années de guerre d’indépendance qui se soldèrent par la défaite du corps expéditionnaire français, Haïti proclamait son indépendance. Les premières décisions du tout nouveau gouvernement furent la confiscation des biens et le massacre de quinze mille colons, mettant quinze mille autres en fuite. Dix ans plus tard, alors que la France tentait à nouveau de réintégrer Haïti dans le giron de ses colonies, les haïtiens opposèrent un farouche refus, et proposèrent (d’après ledit rapport) le versement d’une « indemnité raisonnablement calculée (…) destinée à dédommager les anciens colons qui réclameraient une indemnité . Après un chipotage de vingt ans sur le montant, les négociations aboutissent, la France réclame cent cinquante millions de francs. Le président haïtien, Boyer, accepte… et emprunte de l’argent à Paris pour payer les premiers termes de la dette. Au final, celle-ci sera ramenée à 60 millions… plus 30 millions lié à ce premier emprunt, soit 90 millions qu’Haïti paiera intégralement à la France, « tipa tipa » jusqu’en 1883. « A ces conditions », la France concède «aux habitants de la partie française de Saint-Domingue l’indépendance pleine et entière de leur gouvernement ». A part les américains -qui seront beaucoup plus longs-, le monde reconnait donc enfin l’indépendance d’Haïti, avec vingt ans de retard.
Pourquoi le pays ne sort-il pas la tête de l’eau après un si beau démarrage ? Au-delà bien sûr des dégâts inhérents à tout système colonialiste, les deux principales raisons pointées par le rapport sont celles que malheureusement je vérifie en vivant sur place. D’abord, le comportement des créoles, ceux nés dans la colonie de Saint-Domingue,( plus clairs de peau, donnant lieu à une « lutte du teint » équivalente à notre lutte des classes), qui après le départ des colons, « se sont appropriés, tel quel, l’ancien état colonial, et passant du statut de dominé à celui de dominant, n’ont eu de cesse d’asservir la grand majorité constituée de tous ces autre Haïtiens qui, eux, étaient nés en Afrique. (…) Cet état côtier, militarisé, chamarré et occidentalisé, prenant la place encore chaude du Maître blanc, a instauré de tels rapports d’exploitation et d’exclusion avec la masse rurale «africaine » de l’intérieur, qu’au lieu d’accompagner le développement matériel et mental de la nation, il l’a systématiquement contré. Avec le catholicisme contre le vaudou, le français contre le créole, le code Napoléon contre le droit coutumier, l’armée contre le peuple, etc… L’état parasitaire et prédateur extorque à la paysannerie les surplus qui lui sont nécessaires, pendant que les grandes familles de l’import-export investissent autant et plus à l’extérieur qu’à l’intérieur. Pas d’accumulation de capital. Pas de construction administrative. Pas de services publics. Marronnage et comportement de fuite généralisés. » Ainsi, « Haïti est un état sans nation », où règnent «l’égoïsme invétéré de la classe dirigeante experte à faire passer ses intérêts personnels avant l’intérêt collectif, la captation de l’aide par les petits chefs locaux, la difficulté à déléguer ou partager le pouvoir, la fuite des cerveaux », un pays plein de politiciens mais dénué d’hommes d’état.
La deuxième raison pointée par le rapport me semble tout aussi probable. L’incommensurable fierté des Haïtiens. Quand la République dominicaine s’écrase face à l’occupant américain et subit passivement tous ses efforts de « mises à –ses propres- normes civilisationnelles », tandis qu’elle se plie aux injonctions de programmes d’aide, ou d’assistance, occidentaux divers et variés… les Haïtiens, eux, résistent, de toute la force de leur fierté. Et tandis qu’Haïti lutte et développe son immense âme créatrice, les dominicains, eux, créent des ponts, des routes, des industries, des écoles, des hôpitaux, et autres infrastructures sociales et politiques, et se tournent vers le socialisme. Je vis sur la frontière haïtio-dominicaine et pour passer d’un pays à l’autre, je n’ai qu’un pont à franchir. Sans la moindre transition, d’un côté l’asphalte lisse, la forêt dense et variée, la pluie, puis les maisons en dur, les rues pleines de motocyclettes conduites par des belles bien cambrées aux immenses bigoudis dans les cheveux, la station essence, les magasins, les bornes wifi font la nique à la piste de pierres et de boue, puis de la poussière traitre de la sécheresse, les cases de bois aux toits de tôle, les courses de gamins à poil derrière un pneu de mobylette, la lessive et le bain aux yeux de tous dans la rivière, les arbres rares, immanquablement goyaviers, manguiers ou avocats, aux pauvres racines mises à nue par l’érosion.
Quid au fait de la demande d’Aristide de remboursement de la dette à sa valeur capitalisée ?? La France refusa en 2004 de prendre au sérieux la demande d’Aristide, au motif qu’elle ne rencontrait de toutes façons pas d’écho véritable au sein même du pays, et parce qu’elle n’avait pas de fondement juridique : « le droit international exige qu’un acte soit apprécié au regard du droit en vigueur au moment où cet acte s’est produit. Il est certes à nos yeux scandaleux qu’Haïti ait dû en quelque sorte acheter en francs-or sa reconnaissance internationale après avoir conquis son indépendance au prix de son sang, mais faut-il rappeler que le droit à l’autodétermination des peuples n’existait pas en 1838 ? Pas plus que la notion de crime contre l’humanité, née au lendemain de la deuxième guerre mondiale ». Le minimum ne serait-il pas que la France reconnaisse l’injustice et les crimes commis ?? Dimanche dernier, Haïti votait de nouveau pour son pantin… pardon président, parmi une brochette d’une bonne trentaine de candidats et candidates. Deuxième premier tour, nouvel essai, après le raté de l’an dernier. Les mathématiques n’en croient pas leurs yeux ni leurs oreilles. Un candidat sort vainqueur avec 55,6% des voix, Jovenel Moïse, PDG de la banane. Les HaÏtiens préfèrent en rire. « Ah tu aimes pas la banane, ben tu vas en manger, et sans sauce ! ».. Précisons qu’ici la banane se mange verte, en guise de féculent. Pesant. Les manifestations se succèdent depuis une semaine à Port au Prince. Les autres candidats saisissent la justice pour fraude…. N’ap swiv….
Mais laissons là la grande histoire et retournons à mes petites aventures. Un peu pimentées ces derniers temps. Des flics qui me tirent dessus un mardi au marché de Tilory. Un voleur qui ouvre ma portière et se fait la malle avec mon sac à dos (bien rempli) un dimanche à Port au Prince. Un assassin qui vient habiter dans mon lakou un vendredi.
Un mardi donc, alors que j’arrivais, la voiture remplie de « roues libres » au village frontalier de Tilory un jour de marché, les flics étaient aux prises avec un jeune voleur qui eut soudain la mauvaise idée de s’échapper et de courir dans ma direction. M’ayant dépassé, il m’a ainsi laissée dans la ligne de mire des policiers, qui se sont mis à tirer des balles en pointant leurs pétoires dans ma direction -et celle de tous les paysans et kabrit qui m’entouraient. Par miracle, personne n’a été touché… Passée la surprise de se retrouver face à un canon tenu par un flic en pleine course, la situation était plus cocasse qu’effrayante. Le vol de mon sac à dos quelques jours plus tard m’a bien moins fait rire… Adieu dollars américains, gourdes haïtiennes, passeport, permis, ipod, smartphone, documents de travail, etc… De retour de l’aéroport, à Port au Prince, tout à la joie des retrouvailles avec Nath venue me rendre visite, nous avons soudain été prises soudain dans un embouteillage, classique le dimanche soir, près de l’ancien cimetière reconverti en gare routière dans le bas de Pétionville. En quelques secondes, un bras s’est glissé à l’arrière par la portière arrière et mon sac s’est envolé… j’ai bondi hors de la voiture, pieds nus car c’est toujours ainsi que je conduis, coursé le gars en gueulant « o volè » à travers l’ancien cimetière,… pfff, peine perdue, j’ai rapidement abandonné la partie. Dégoutée en pensant à tout ce qui s’est envolé. Mais bien contente d’être encore en vie et de ne pas m’être blessée. En Haïti, on tue facilement pour un billet ou un sac à dos. A l’ambassade où je suis allée faire ma déclaration de vol, j’étais déjà le troisième vol de la journée (dont un à main armée) et apparemment rien que cette année, ce ne sont pas moins de quatre français qui se sont fait assassiner à la sortie d’un distributeur de billets !! Voilà qui fait relativiser !!!
L’assassin du lakou, c’est du gentil, une affaire de crime passionnel. Le gars a piqué la gonzesse d’un quidam, s’est pris un coup de sabre vengeur sur le crane et a enfoncé le sien dans la barback de l’autre. Pof, il est mort. Comme ça s’est passé en Rep Dom et que le gars veut pas finir en prison, il a embarqué sa pouf, deux exemplaires de sa progéniture apparemment prolixe, et a déboulé dans mon lakou. Bon, ça fait des nouveaux voisins… J’ai par contre un mal fou avec les coups de ceinturons qui pleuvent quotidiennement sur les deux marmots qui n’ont pas six ans. C’est ainsi que fonctionne l’éducation des enfants ici. Les profs vont à l’école avec le ceinturon autour du cou ! Difficile d’intervenir auprès d’un père, alors on se rattrape sur les profs, on fait beaucoup de sensibilisation avec mon équipe, rappelant au passage que la loi interdit les châtiments corporels.
Le projet avance bien. Les animations parents sur l’importance de l’école battent leur plein –enfin, lorsqu’elles ne sont pas annulées pour cause de pluie ou parce que tout le monde est parti ramasser les pois-congos au jardin pour faire des pesos. Elles fonctionnent bien, les parents en redemandent, et les animateurs et animatrices ont bien du plaisir à l’animer.
Les quatre conseillers pédagogiques sont eux aussi bien au taquet, et suivent chacun une vingtaine d’instits, qu’ils voient réellement progresser, grâce aux formations, petit à petit. Côté construction, c’était jusque-là un peu le standby. Le directeur de l’une des deux écoles a acheté un terrain dans un endroit qui ne plait pas aux parents. « Garde-Brûlée », un lieu un peu maudit, avec plein de « diables « et trop de « beau-corps » (prêtres vaudou). Les parents ayant menacé de retirer leurs enfants, le directeur s’est rabattu sur un nouveau terrain. En revanche, dans l’autre école, à Lamyèl, les travaux d’aplanissement du terrain ont été décidé lors d’une réunion communautaire dimanche dernier -après la messe comme il se doit)… Les parents ont décidé de commencer vendredi prochain, le 9 décembre… Dans les deux cas, avant d’engager les achats pour les travaux, j’attends les documents officiels de propriété et d’arpentage, à la charge des écoles. Sans impatience. Les écoles impulsent le rythme, nous on suit, comme toujours selon la philosophie inter Aide…
Je croule littéralement sous le boulot, mais j’y vais un peu plus mollo que l’an dernier. Je m’économise, pour faire les choses avec plus de plaisir. J’ai néanmoins peu le temps d’écrire. Je le fais aujourd’hui rien que pour fêter le retour de la fée électricité, qui m’avait désertée depuis bientôt deux mois. Imaginez-vous deux mois sans jus. Vous tournez le bouton, mais rien… le noir. Pas d’ordinateur. Pas de lumière. Pas de musique. Pas de film. La nuit à 17h30. Sauvée par la frontale et ses piles inusables pour quelques heures de lecture. Et puis fatiguée de lire, plus rien à faire encore. Les voisins qui ronflent de l’autre côté de la cloison depuis 19h30. A 20h, dégoutée, se mettre au lit, il n’y a plus que ça à faire (sans musique, iPod volé, vous vous souvenez ?). Dormir quelques heures et se réveiller à 2 heures du mat, sommeil avalé. Attendre le lever du jour, 4h et demi ou 5h, et me lever à mon tour. Comme les voisins. C’est pas une vie je vous jure ! J’ai cherché l’origine du problème pendant des semaines. Fait couper le manguier qui faisait de l’ombre aux panneaux solaires, changé des diodes sur les panneaux, acheté un testeur de batterie, nettoyé les cosses avec des oranges amères, mis de l’eau et de l’acide, retirés ensuite à la seringue, vérifié si l’installation avait pas été grignoté par les rats, pensé que c’était un bagay mystique. J’ai fini par rencontrer un électricien dominicain qui m’a révélé l’origine, simple, du problème : batteries mortes, sans puissance, cette dernière se mesurant en ampères et non pas en volt comme je le testais. Je croyais avoir de quoi éclairer tout le village avec mon installation, et il est au final bien vrai que mes 4 ampoules, mon ordi, mon téléphone et mon imprimante, qui constituent là l’ensemble de mon équipement électrique, pompaient le peu d’énergie que les batteries avaient à offrir. Deux nouvelles batteries et une installation d’ampoules 12V destinées à économiser l’inverter (12V/11OV) plus tard, me voilà ré illuminée –et spécialiste du calcul en énergie solaire !
Aujourd’hui, les cendres de Fidel Castro ont retrouvé la terre de ses toutes premières luttes contre l’envahisseur et l’impérialisme américains… Une page muy fuerte de l’histoire du monde se tourne là et, en dépit des privations imposées au peuple et des malversations de la famille ces dernières années, c’est un grand homme qui s’en est allé. J’ai quitté Cuba il y a deux semaines exactement, et regrette bien de n’avoir pas repoussé d’autant mon deuxième voyage dans ce pays. J’aurais aimé partager ce moment avec les cubaines et les cu ains, qui, sans rancune ni faux-semblant, lui rendent dans une immense majorité un hommage sincère. L’hommage à un homme qui leur voulait du bien…
Adios el Salvaje, y a pesar de tu muerte, comme ton peuple, perpétuel adolescent selon nos critères de vieux occidentaux, chaleureux, joueur, rieur, danseur, chanteur, sauvage et romantique, portons le plaisir aux nues quelle que soit la dureté de la vie. Disfrutamonos y HASTA LA VISTA !!